Il est des personnes que
trop peu de monde connaissent, s'en est triste. Parmi les plus
illustres d'entre eux se cache Mark Olivier Evrett. Plus communément
appelé « E » (prononcer i) il est le fondateur du groupe
clairement méconnu : Eels. Eels doit tout à Mr.E ainsi que
Mr.E doit tout à Eels, car après s'être fait la main avec deux
albums solo, il explose au grand jour le génie de cet homme au
travers d'un album, le premier de Eels : Beautiful Freak. Il est
dommage que la suite, pourtant toute aussi brillante, ne parvienne
pas à l'oreille des non initiés. Leur dernier album en date Tomorow
Morning est (encore) une réussite ; musicalement parlant tout y
est : de l'inventivité, de la créativité, le sens du
renouveau et une touche d'espoir qui avait bien trop longtemps
délaissé Mr.E. Avec ce nouvel opus plus intime et moins Rock, Eels
aurait du faire partie des meilleures ventes, des plus grandes
écoutes et bien il n'en est rien. A croire que ce talent est voué à
être utilisé dans la pénombre...
Ce n'en est pas moins une
hérésie que de voir un album ( un premier album, rendez-vous
compte !) tel que Beautiful Freak, car c'est de celui-ci qu'il
est question aujourd'hui, si méconnu de nos jours. Il avait pourtant
tout du grand album dont tout le monde se souvient bien des années
plus tard. Pourquoi une telle qualité n'est-elle pas transformée ce
premier opus en un classique ?
Autopsie d'un album qui
aurait dû être au rang des plus grands.
Pour commencer, un album
qui se veut bon doit donner envie d'être ré-écouter sans ce
sentiment de lassitude lié à un même style utilisé sur chaque
chanson. On se souvient du très hétéroclite « Rumours »
qui avait été un des albums les plus réussit des années 70. De ce
coté là, Beautiful Freak fait le travail et le fait bien. Si le
style général se veut Rock, c'est une palette complète de nuances
musicales que nous offre Mr.E durant les 43 minutes que dure l'album.
Parfois il n'est même pas possible de classer les chansons tant son
inspiration est hors norme. « Susan's House » est
inclassable de part son approche chantée/parlée au travers d'un
téléphone old school ;
il en va de même pour l'ovni qu'est « Flower » :
introduire un ukulélé sur des chœurs religieux est un pari risqué.
Pourtant chaque tentative d'évasion du carcans imposés par
l'étiquette Rock sont une réussite et jamais la lassitude ne vient
s’immiscer en nous tant la surprise et la diversité sont
importante d'une piste à l'autre. Sans entrer dans les détails, il
est aussi bon de remarquer que la disposition des chansons respecte
un certain équilibre. Ainsi, après une entame agitée, tout est mis
en œuvre pour retrouver le calme qui était notre avant d'entamer
l'écoute. Ce decrescendo ultra progressif est jouissif puisqu'une
fois la dernière seconde écouté, vous vous trouverez dans un état
de sérénité inattendu. L'irréalité du moment m'a toujours donné
envie de me relancer dans cet apaisement contrôlé par une nouvelle
écoute.
Ensuite,
il est indéniable que les plus grands albums jamais crées
contenaient tous des textes puissants. Qu'il s'agisse d'amour ou de
dénoncer les maux de notre société, il faut passer par la case
écriture pour pouvoir prétendre à devenir inoubliable. A
l'écriture de ces mots me viennent deux chansons du mythique Joshua
Tree de U2, « Bullet The Blue Sky » et « Running To Stand Still ». Deux chansons, deux thèmes différents et
néanmoins leurs sujets sont toujours autant d'actualité, que ce
soit la guerre lié à l'argent sale ou l'addiction aux drogues elles
pourraient être écrites aujourd'hui. L'intemporalité est un
facteur pour perdurer. Une fois encore Beautiful Freak marche sur les
pas de ses aînés en offrant des textes qui depuis 1996 n'ont pas
pris une ride. De plus le style semi chanter permet la création de
texte fourni. Il va sans dire que Mr.E a du talent au-delà de ses
instruments, sa plume est d'une finesse et d'une franchise rare. De
son esprit tourmenté, il ressort son amour pour le non-conformisme
au travers de « Beautiful Freak » ou de « My Beloved Monster ». La société, cette même société qui lui
boude son talent, est pointée du doigt. Il écrit sur sa
déshumanisation (Novocaine For The Soul) et met en lumière ces
hommes broyés par le système (Rags To Rags) qui finissent en asile
psychiatrique et qui comble de l'institution, ont peur d'en sortir. (Not Ready Yet) Mais c'est lorsqu'il parle de lui-même que son
écriture se sublime. Ayant eu une jeunesse des plus difficiles, son
père décède alors qu'il n'a que 19 ans et au même moment une
maladie grave emporte sa mère. Sa sœur, après de multiples
dépressions se donnera la mort. La chanson « Manchild »
est directement lié à son age où l'on est encore un enfant en
étant adulte et se place du coté de sa mère mourante lui demandant
sur son lit de mort de lui susurrer que tout va bien. C'est ce
tourment qui s'exprime dans des textes aussi beaux que celui de
« Mental », cette dualité entre le bonheur d'être en
vie et de vivre de son art et celui d'avoir tout perdu. Son
questionnement sur la vie et sur le manque maternelle dans « Your Lucky Day In Hell » est tout aussi intéressant. Que
laissera-t-on derrière nous ? Sommes nous seulement un sac d'os
et de poussière ? « Am
i just a walking bag of chewed up dust and bones ? »
Autant
de questions essentielles sans réponse qui nous touchent un jour ou
l'autre au plus profond de nous.
Enfin,
il est essentiel d'avoir un titre phare qui donne de la résonance à
tout l'album. Je fais référence à « Smell Like Teens Spirit » de l'album Nevermind, je pense aussi à « Stairway To Heaven » de Led Zeppelin sur Led Zeppelin IV. Et bien c'est
peut être ici que le bâts blesse. Car si le premier single
« Novocaine For The Soul » est un bon titre il ne peut
égaler les deux titres cités précédemment. En réalité, l'album
est d'une telle qualité qu'aucune chanson ne se détache par rapport
aux autres. C'est sans doute ce qui a posé problème à Eels, ne pas
avoir un titre accrocheur, voir plus commercial pour se permettre
d'atteindre une écoute plus large. Toutes les chansons de Beautiful
Freak peuvent prétendre à être des singles. La preuve en est que
deux des chansons seront utilisées dans des films et seront
reconnues pour leur haut niveau, la plus connue étant « My
Beloved Monster » dans Shrek. C'est sans doute la cause du
succès limité de ce merveilleux opus.
Après
autopsie, c'est à mon grand désarrois que la question - Pourquoi
Eels n'a pas explosé avec cet album? - a pour réponse - Car la
qualité de celui-ci l'a empêché de trouver son public en radio –
J'entends déjà dire que c'est parce qu'aucun des titre n'est un
titre de qualité majeure que cet album n'a pas déplacé les foules.
Je répondrais seulement que tous les titres sont d'une qualité
majeure. D'ailleurs ça serait exagéré que de dire que cet album
est passé au travers de son succès, il a tout de même été disque
de platine à sa sortie en France. Il n'a simplement pas su durer
dans le temps. Et malgré cette ébauche de réponse, je ne
comprendrais sans doute jamais pourquoi la voix cassée et pourtant
si chaude de Mr.E n’envoûte pas la planète comme elle m’envoûte
depuis des années.
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