dimanche 16 septembre 2012

Cheerleaders - Pierrick Pédron


Le saxophoniste Pierrick Pédron a commencé sa carrière musicale dans les fanfares des Côtes d’Armor. Le titre de son dernier album, Cheerleaders, est donc loin d’être anecdotique, puisqu’il est entièrement construit autour de la vision fantasmée d’une majorette, dont on suit les pérégrinations. Cela pourrait prêter à sourire si l’album n’était pas tout simplement excellent.

                                                             

Les atouts

  A l’heure de la consommation de musique à l’unité, sortir un album articulé autour d’un concept unique est un pari risqué. D’autres s’y sont brûlé les ailes. On ne citera pas, entre autres, le difficilement écoutable Lulu, concept-album de Lou Reed et Metallica inspiré de l'oeuvre de Wedekind, sorti l’année dernière. Malheureusement, tous les concepts-albums ne sont pas la trempe de Tommy ou de The WallBref, Cheerleaders est un projet audacieux, et ce d’autant plus qu’il est un album de jazz. 

                                                   
Cheerleaders, sur le papier, a tout pour être réussi. D’abord parce qu’il est le dernier opus d’une série réussie. Le dernier album de Pierrick Pédron, Omry, avait déjà été un succès critique, à défaut d’être populaire. A l’écouter, on entend déjà les éléments caractéristiques de Cheerleaders : un côté mi-rock-alternatif mi-be-bop appréciable, un équilibre entre énergie et retenue, entre mélodie prenante et improvisation maîtrisée. La galette précédente, Deep in a Dream, dans la lignée des grands classiques américains, avait été enregistrée à Brooklyn, avec Mulgrew Miller et Lewis Nash, célèbres dans le monde du jazz. Bref, Pédron est  bon, et depuis longtemps.
                                                     

Mais Cheerleaders bénéficie d’un atout particulier : la générosité de deux mécènes, Michelle Simon et Alain Denizo. Ces deux fans de longue date ont garanti les frais de gestation et de production de l’album. A une époque où les maisons de disques pressent les artistes pour sortir des albums à la chaîne, l’initiative est plus qu’appréciable. 

Enfin, autre argument poussant a priori à écouter rapidement cet album : la participation de Ludovic Bource à la production. Le nom de ce « vieil ami » de Pierrick Pédron ne vous dit peut-être pas grand-chose. Mais le film pour lequel il a gagné Oscar, Golden Globe, BAFTA et César n’est autre que The Artist. 

Et sinon, ça donne quoi?

                                        

Mais derrière ces arguments flatteurs, il s’agit de voir ce que Cheerleaders a vraiment dans le ventre. Cet album est-il à la hauteur de ce qu’on peut attendre de lui ?

Je l’avais suggéré, et je le confirme : la réponse est oui. Cela fait bien longtemps que le jazz n’est plus populaire : alors évidemment, l’album de Pédron n’est pas aussi accessible que ce que les radios nous servent à longueur de journée. Mais le mélange des genres que le saxophoniste propose ici est réjouissant.  

L’album est la mise en musique des rêveries imaginaires d’une majorette. S’il est appréciable de constater que certains osent produire des albums qui gardent leur unité, la cohérence de Cheerleaders ne semble pas venir de là au premier abord : seules les transitions entre les morceaux font réellement penser à l’univers de la fanfare. Il serait sévère de dire que ce thème n’en est pas un, et qu’il fait office de bouche-trou de luxe. Je préfère penser que c’est au travers de ce thème que l’album a été imaginé.
                                                        
On retiendra en particulier l’ouverture, en fanfare pour le coup, avec Esox-Lucius, savant mélange de rock-alternatif, de chœurs et de jazz pur. Si Cheerleaders est une rêverie, Esox-Lucius en est clairement le cauchemar inaugurateur. Ce n’est pas le seul morceau surprenant de l’album. Le brillant Coupe 3, met en avant l’ensemble de la formation qui soutient le saxophoniste. Le son de la  guitare de Chris de Pauw se déchire dans une envolée lyrique que certains groupes de rock n’auraient pas reniée. A ce compte là, The Cloud, Miss Falk’s Dog et Cheerleaders’s nous offrent de très beaux moments guitaristiques, qui, entre l’évocation de la jeunesse d’une majorette faussement sage et celle de ses tourments sentimentaux, rappellent le meilleur du rock psyché. Le sautillant Nonagon’s Dance est lui à retenir comme un délicieux moment de légèreté mi pop mi be-bop dans ce songe qu’est Cheerleaders. Parmi tous ces morceaux, Pierrick Pédron trouve un entre-deux intéressant entre intégration des autres genres, complexité de composition (en particulier rythmique), et hommage aux piliers du jazz. On pense à Pink Floyd et à Charlie Parker.

                                                        


Il y a aussi des morceaux plus graves, plus lents,  plus classiquement jazz. Parmi eux, le morceau préféré de Pierrick Pédron lui-même, The Mists of Time, est une agréable ballade, où Laurent Coq au piano et Chris de Pauw à la guitare supportent avec justesse les envolées du saxophoniste. La rêverie de la majorette se fait alors mélancolie teintée d’espoir, délicatement portée à bout de bras par les musiciens. 2010 White Boots, sur un tempo particulièrement lent par rapport à d’autres morceaux, gagne en complexité sonore ce qu’il perd en sophistication rythmique, grâce notamment à une utilisation subtile des pianos et des chœurs, qui s’immiscent lentement dans le morceau. La différence avec le morceau suivant, The Cheerleaders’s Nde, réside principalement dans ce qu’il amplifie les émotions qu’il transmet sans atteindre de sommet, quand son successeur explose littéralement dans de remarquables solos de guitare et de saxophone qui ne forment qu’une seule et unique voix. Le baroud d’honneur de l’album, Toshiko, est dans la même veine que The Mists of Time. Il clôt le voyage d’une façon exactement inverse de celle du premier morceau : le cauchemar initial, après de nombreuses pérégrinations, se transforme en rêve simple, tranquille, calme. La boucle est bouclée.

Evidemment, cette analyse aurait  gagné à suivre l’ordre de la composition. Il demeure que, même pris séparément, les morceaux dégagent une puissance tantôt lyrique, tantôt mélancolique, tantôt cauchemardesque, tantôt hallucinée, tantôt enjouée, et, souvent, évoquent tout cela à la fois, si bien qu’il est difficile de défaire le nœud des sentiments qu’inspire cette création. Tout cela, pour notre plus grand plaisir.
               

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