Le saxophoniste Pierrick Pédron a commencé sa carrière musicale dans les
fanfares des Côtes d’Armor. Le titre de son dernier album, Cheerleaders, est donc loin d’être anecdotique, puisqu’il est entièrement construit autour de la vision
fantasmée d’une majorette, dont on suit les pérégrinations. Cela pourrait
prêter à sourire si l’album n’était pas tout simplement excellent.
Les atouts
A l’heure de la
consommation de musique à l’unité, sortir un album articulé autour d’un concept
unique est un pari risqué. D’autres s’y sont brûlé les ailes. On ne citera pas,
entre autres, le difficilement écoutable Lulu,
concept-album de Lou Reed et Metallica inspiré de l'oeuvre de
Wedekind, sorti l’année dernière. Malheureusement, tous les concepts-albums ne
sont pas la trempe de Tommy ou de The Wall… Bref,
Cheerleaders est un projet audacieux, et ce d’autant plus qu’il est un album
de jazz.
Cheerleaders, sur le papier, a tout pour être réussi. D’abord parce
qu’il est le dernier opus d’une série réussie. Le dernier album de Pierrick
Pédron, Omry, avait déjà été un
succès critique, à défaut d’être populaire. A l’écouter, on entend déjà les
éléments caractéristiques de Cheerleaders :
un côté mi-rock-alternatif mi-be-bop appréciable, un équilibre entre
énergie et retenue, entre mélodie prenante et improvisation maîtrisée. La
galette précédente, Deep in a Dream,
dans la lignée des grands classiques américains, avait été enregistrée à Brooklyn,
avec Mulgrew Miller et Lewis Nash, célèbres dans le monde du jazz. Bref, Pédron
est bon, et depuis longtemps.
Mais Cheerleaders bénéficie d’un atout
particulier : la générosité de deux mécènes, Michelle Simon et Alain
Denizo. Ces deux fans de longue date ont garanti les frais de gestation et de
production de l’album. A une époque où les maisons de disques pressent les artistes
pour sortir des albums à la chaîne, l’initiative est plus qu’appréciable.
Enfin, autre argument
poussant a priori à écouter rapidement cet album : la participation de
Ludovic Bource à la production. Le nom de ce « vieil ami » de Pierrick Pédron ne vous dit peut-être pas
grand-chose. Mais le film pour lequel il a gagné Oscar, Golden Globe, BAFTA et
César n’est autre que The Artist.
Et sinon, ça donne quoi?
Mais derrière ces
arguments flatteurs, il s’agit de voir ce que Cheerleaders a vraiment dans le ventre. Cet album est-il à la
hauteur de ce qu’on peut attendre de lui ?
Je l’avais suggéré, et
je le confirme : la réponse est oui. Cela fait bien longtemps que le jazz
n’est plus populaire : alors évidemment, l’album de Pédron n’est pas aussi
accessible que ce que les radios nous servent à longueur de journée. Mais le
mélange des genres que le saxophoniste propose ici est réjouissant.
L’album est la mise en
musique des rêveries imaginaires d’une majorette. S’il est appréciable de
constater que certains osent produire des albums qui gardent leur unité, la
cohérence de Cheerleaders ne semble
pas venir de là au premier abord : seules les transitions entre les
morceaux font réellement penser à l’univers de la fanfare. Il serait sévère de
dire que ce thème n’en est pas un, et qu’il fait office de bouche-trou de luxe.
Je préfère penser que c’est au travers de ce thème que l’album a été imaginé.
On retiendra en
particulier l’ouverture, en fanfare pour le coup, avec Esox-Lucius, savant mélange de rock-alternatif, de chœurs et de
jazz pur. Si Cheerleaders est une
rêverie, Esox-Lucius en est
clairement le cauchemar inaugurateur. Ce n’est pas le seul morceau surprenant
de l’album. Le brillant Coupe 3, met
en avant l’ensemble de la formation qui soutient le saxophoniste. Le son de
la guitare de Chris de Pauw se déchire
dans une envolée lyrique que certains groupes de rock n’auraient pas reniée. A
ce compte là, The Cloud, Miss Falk’s Dog
et Cheerleaders’s nous offrent de très beaux moments guitaristiques, qui,
entre l’évocation de la jeunesse d’une majorette faussement sage et celle de
ses tourments sentimentaux, rappellent le meilleur du rock psyché. Le
sautillant Nonagon’s Dance est lui à
retenir comme un délicieux moment de légèreté mi pop mi be-bop dans ce songe
qu’est Cheerleaders. Parmi tous ces
morceaux, Pierrick Pédron trouve un entre-deux intéressant entre intégration
des autres genres, complexité de composition (en particulier rythmique), et
hommage aux piliers du jazz. On pense à Pink Floyd et à Charlie Parker.
Il y a aussi des
morceaux plus graves, plus lents, plus classiquement
jazz. Parmi eux, le morceau préféré de Pierrick Pédron lui-même, The Mists of Time, est une agréable ballade, où Laurent Coq au piano et Chris de Pauw
à la guitare supportent avec justesse les envolées du saxophoniste. La rêverie
de la majorette se fait alors mélancolie teintée d’espoir, délicatement portée
à bout de bras par les musiciens. 2010
White Boots, sur un tempo particulièrement lent par rapport à d’autres
morceaux, gagne en complexité sonore ce qu’il perd en sophistication rythmique,
grâce notamment à une utilisation subtile des pianos et des chœurs, qui
s’immiscent lentement dans le morceau. La différence avec le morceau suivant, The Cheerleaders’s Nde, réside
principalement dans ce qu’il amplifie les émotions qu’il transmet sans
atteindre de sommet, quand son successeur explose littéralement dans de
remarquables solos de guitare et de saxophone qui ne forment qu’une seule et
unique voix. Le baroud d’honneur de l’album, Toshiko, est dans la même veine que The Mists of Time. Il clôt le voyage d’une façon exactement inverse
de celle du premier morceau : le cauchemar initial, après de nombreuses
pérégrinations, se transforme en rêve simple, tranquille, calme. La boucle est
bouclée.
Evidemment, cette
analyse aurait gagné à suivre l’ordre de
la composition. Il demeure que, même pris séparément, les morceaux dégagent une
puissance tantôt lyrique, tantôt mélancolique, tantôt cauchemardesque, tantôt
hallucinée, tantôt enjouée, et, souvent, évoquent tout cela à la fois, si bien
qu’il est difficile de défaire le nœud des sentiments qu’inspire cette
création. Tout cela, pour notre plus grand plaisir.
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