dimanche 19 août 2012

Dossier "Au-delà de la la mélodie, les mots (et réciproquement)" : Partie III

"De la poésie à la chanson: Ferrat et Aragon"


Nous avons déjà ici mentionné quelques artistes qui ont mis en chanson des poèmes. Parfois, ils ont associé une mélodie à des textes qu’ils ont eux-mêmes produits. Ce fut le cas de Boris Vian, talent polyvalent, aussi belle plume qu’il était bon musicien. Dans d’autres cas, la poésie d’un homme a pu être reprise par un autre artiste. A ce sujet, nous avons mentionné Bashung reprenant Desnos dans Jamais d’autre que toi. Mais dans ce domaine là, un des exemples les plus célèbres de la musique française est probablement Jean Ferrat reprenant Louis Aragon.

Louis Aragon
                                                

Le fameux album Ferrat chante Aragon est sorti en 1971. C’est le deuxième album que publie l’antraïgain d’adoption cette année là, l’avant dernier de sa période Barclay. De fait, Ferrat a chanté Aragon tout au long de sa vie. L’année précédente, il avait déjà mis en chanson Aimer à perdre la raison sur l’album éponyme. Dès 1956, il avait composé LesYeux d’Elsa pour André Claveau. En 1975, il compose et chante La Femme est l’Avenir de l’Homme. Plus tard, en 1995, il sort un nouvel album, qui comporte seize nouveaux poèmes d’Aragon. Avant tout cela, en 1970, il avait interprété Les Lilas sur un album au titre évocateur : Camarade.

La camaraderie poétique d’Aragon et Ferrat est multiple. Le lien qui les unissait était d’abord  politique. Tous deux on en effet été de fervents compagnons de route du PCF, et leurs œuvres ont porté la trace de cet engagement. Aragon, d’abord journaliste à L’Humanité,  était tellement radical dans ses positions qu’il s’est fait rapidement lâcher, au début des années 1930, par ses anciens camarades surréalistes pourtant peu suspects d’anticommunisme, Eluard et Breton en tête. Pour Aragon, c’est l’époque du Comité Amsterdam-Pleyel, mais aussi d’Hourra l’Oural ! et des Cloches de Bâle, odes respectivement poétiques et romanesques au soviétisme. Poète résistant (La Rose et le Réséda en témoigne), puis intellectuel pro-stalinien, avant de mettre de l’eau dans son vin après le désastre du Printemps de Prague, il fut à proprement parler un cadre du parti de Maurice Thorez. Jean Ferrat, lui, a plutôt été un compagnon gravitant autour de l’institution, soutenant ses principes originels, tout en critiquant ses dérives assez tôt. La chanson Camarade est ainsi une critique de l’invasion soviétique de Prague 1968, et Le Bilan, en 1979, tacle sévèrement un Georges Marchais aveuglement Brejnevien. Certes, comme lui fait remarquer Bernard Pivot dans une interview de 1985, la critique parait assez tardive, mais comme le dit Ferrat : « J’y pensais depuis longtemps ».  Evidemment, si les vies des deux artistes se sont chevauchées temporellement, Ferrat était plus jeune qu’Aragon, et quoiqu’adolescent à la sortie de la guerre, qui a connu l’apogée d’un PCF puissant et auréolé de son action résistante, il est né à l’époque où Aragon commençait à s’engager dans une idéologie prometteuse, antifasciste, antimilitariste et déjà influente.  Chacun d’eux a ainsi été jeune à une époque importante du communisme, mais les dérives staliniennes sont arrivées plus tard dans la vie d’Aragon que dans celle de Ferrat, qui de ce fait a peut-être eu moins de mal à les identifier (d’autant plus qu’il disait n’être pas « homme de parti »).


Jean Ferrat
                                       

Ferrat n’a pas eu besoin d’Aragon pour écrire de beaux textes. Mais les deux hommes, avaient des sensibilités poétiques qui n’étaient pas étrangères l’une à l’autre. Au-delà des textes engagés et sceptiques qu’ils ont produits tout deux, et que Ferrat a parfois repris d’Aragon  (Camarade, Nuit et Brouillard, La Commune, entre autres sont de Ferrat, J’entends j’entends, Un jour un jour d’Aragon) les deux hommes ont chacun à leur manière fait l’éloge de l’amour et des femmes. Evidemment, Aragon n’a vécu que pour les yeux d’Elsa. Elsa Triolet, sa compagne de toujours, auteur, entre autres, de Roses à Crédit, et belle sœur de Maïakovski. Leur amour presque mythique a pris place dans le Montparnasse qu’affectionnaient Sartre et Beauvoir, Desnos, Eluard et tant d’autres. Dès qu’ils se rencontrent au début des années 1940, Aragon la prend pour muse. S’en suit un flot de recueils honorant leur amour, des Yeux d’Elsa en 1942, au simple Elsa de 1959, jusqu’au Fou d’Elsa (1963). C’est en grande partie dans cette œuvre conséquente que picore Ferrat (Nous dormirons ensemble, Que serais-je sans toi, Le malheur d’aimer, C’est si peu dire que je t’aime, Heureux celui qui meurt d’aimer), pour produire une œuvre mi-acoustique mi-symphonique, toujours mélodique mais ayant d’abord pour fonction de mettre en avant les textes d’Aragon. Les thèmes développés par Aragon sont ceux de l’amour fou (qui, telle la beauté de Breton, sera « érotique-voilée, explosante-fixe, magique circonstancielle ou ne sera pas »), de l’amour engagé et hypnotique, qui fait mal au cœur et inspire de belles envolées, telles celle-ci, extraite d’Elsa :

« Coupez d’un doigt brutal les pages
Froissez-les et déchirez-les
On n’en retiendra qu’une chose
Un seul murmure un seul refrain
Un regard que rien ne repose
Un long merci qui balbutie
Ce bonheur comme une prairie
Enfant-Dieu mon idolâtrie
L’Avé sans fin des litanies
Ma perpétuelle insomnie
Ma floraison mon embellie
Ô ma raison ô ma folie
Mon mois de mai ma mélodie
Mon paradis mon incendie

Mon univers Elsa ma vie »
         
Elsa Triolet
                                                                 

A ces poèmes, Ferrat ajoute la douceur de la mélodie et le ton d’un grand conteur qui évoque avec  tendresse des histoires dont on a l’impression qu’elles ont été les siennes. Peut-être n’est ce pas qu’une impression. Car Ferrat a écrit énormément de chansons rendant hommage à l’amour et au beau sexe. Aragon fut le poète d’une femme. Ferrat rendit hommage à toutes les femmes : quand il chante les mots qu’Aragon a dédiés à Elsa, il leur donne une tonalité universelle. D’ailleurs, pour Ferrat, l’amour semble avoir partie liée à la nature et aux éléments (L’Amour est Cerise). Et réciproquement, ses chansons rendant hommage à la nature renvoient à cet amour que Ferrat portait aux femmes. Pas qu’il ne conçoive d’amour que champêtre. C’est que Ferrat chantait plus largement l’émerveillement devant la beauté : celle du monde (La Montagne, La Matinée), de l’amour et des femmes (Chante l’Amour), de la vie (C’est beau la vie), ou encore des idéaux d’engagement (La Commune). Si Aragon porte aussi parfois une dimension universelle dans ses poèmes (« Vivre est un village », dit-il dans  Au bout de mon âge), beaucoup de ses poèmes amoureux sont clairement inspirés par et adressés à Elsa. Et quand il évoque des Lilas, ou le « souvenir des roses » (Heureux celui qui meurt d’aimer), c’est encore au travers de sa muse. Aragon évoque son jardin secret, et parfois l’élargit ; Ferrat s’émerveille de la beauté du monde, sans s’interdire d’évoquer parfois des moments plus intimes (L’Amour est Cerise effectue d’ailleurs une bonne synthèse entre ces deux aspects de son oeuvre).

                                                       
Mais cette complémentarité entre les deux hommes ne réside pas seulement dans leur engagement ou leurs conceptions de l’amour. Poète, Aragon a écrit sur ses amis, notamment dans le recueil Les Poètes. Comme un clin d’œil, Ferrat a repris quelques uns de ces poèmes. Dans Les Poètes, il rend bellement hommage à ceux qui « habitent et obsèdent» Aragon : Goethe, Verlaine, Holderlin, Machado entre autres. Dans Robert le Diable, hommage à Desnos, il souligne avec justesse la tristesse d’Aragon devant la perte de son ami « poète de vingt ans d’avance assassiné » ; en réalité mort à Theresienstadt en 1945. Mais Aragon s’est aussi fait, au travers de sa poésie, chansonnier. Dans Elsa particulièrement, il a écrit une Chanson du miroir déserté et une Chanson noire, mais aussi Un homme passe sous la fenêtre et chante  qui assez paradoxalement n’ont pas été mis en musique. Il est évident que Ferrat était aussi bon poète qu’il était bon musicien ; mais il n’est pas impossible qu’Aragon ait réellement aspiré à être parolier avant même que Ferrat ne prenne ses textes pour en faire de belles chansons.

Robert Desnos
                                                            

D’ailleurs, Ferrat, quoique le plus célèbre d’entre eux, n’est pas le seul interprète des textes d’Aragon. Georges Brassens a repris Il n’y a pas d’amour heureux. Léo Ferré, lui, a sorti tout un album : Les chansons d’Aragon. Les textes d’Aragon se prêtaient donc particulièrement bien à la mise musique. Mais, à bien considérer l’œuvre musicale de Ferré, Brassens et Ferrat, qui à eux seuls ont repris bon nombre des plus grands poètes de la littérature française (Ferré a fait deux albums inspirés de la poésie de Baudelaire, un album sur Verlaine et Rimbaud…), le passage de la poésie à la musique vient autant de la qualité musicale intrinsèque au poèmes que d’un amour total porté à la poésie par ces grands chanteurs. Ceux-ci, excellents musiciens, se disaient avant tout poètes, et ont formidablement vulgarisé et fait rayonner les œuvres de ceux qu’ils admiraient.

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