"Boris Vian ça s'écrit à la trompette"
Alain Souchon a trouvé les mots, dans sa chanson Rive Gauche, pour désigner l’artiste. Qui était Boris Vian ? Pour ce qui touche à notre sujet, il suffirait de rappeler qu’il était romancier, poète, parolier, dramaturge, trompettiste, chanteur, chroniqueur. Il était aussi accessoirement centralien, « Transcendant Satrape » du collège de ‘Pataphysique et acteur. Un sacré touche-à-tout, dont l’œuvre ne peut être résumée. De même, les liens unissant Boris Vian au monde de la musique sont innombrables. Mais ici, il existe bien un élément central, un point focalisant toute l’attention musicale de Vian : le jazz. Cette obsession s’est manifestée dans son œuvre de bien des façons, souvent avec réussite.
« Êtes-vous arrangée par Duke Ellington ? »
Le premier élément que
l’on peut mettre au jour, le plus évident peut-être, est l’amour inconsidéré de
Boris Vian pour Duke Ellington. Il suffit d’ouvrir L’Ecume des Jours pour s’en rendre compte. Le personnage principal,
Colin, aime particulièrement le standard Chloé
dans la version de Sir Duke, au point
de demander à sa future femme du même prénom, la première fois qu’il la
rencontre : « Êtes-vous
arrangée par Duke Ellington ? ». Ce morceau est joué à leur
mariage, et Colin le fait écouter à Chloé alors qu’il veille sur elle, mourant
à petit feu d’un nénuphar dans la poitrine. Duke Ellington n’est certes pas la
seule référence jazz de l’ouvrage, qui en contient quantité (parmi lesquelles
se trouve le célèbre « pianocktail »,
invention digne du rang de «Satrape » de Vian), mais sa
musique est définitivement la pierre angulaire du roman : les personnages
sont inspirés de et par cette musique, qui accompagne presque chaque scène. De
façon moins poétique, Vian a théorisé l’importance de Duke Ellington dans le
monde du jazz, au sein de la chronique « Un demi siècle de Jazz », chronique destinée à la revue « La Parisienne ». Taclant
allègrement les critiques de jazz qui selon lui ne peuvent s’empêcher d’élever
chaque semaine un musicien différent au rang de légende et qui ne trouvent de
satisfaction intellectuelle que dans des débats stériles, il ajoute
pourtant : « Puisque vous
voulez des génies quand même, Ellington domine toute la musique de jazz depuis
qu’on enregistre. Il en est à la fois le résumé et l’extension. Il a marqué de
sa personnalité plusieurs générations de musiciens et d’arrangeurs ». C’est
dit.
Le Déserteur & Le Temps de Vivre
Si on ne connaît pas Vian par L’Ecume des Jours, on le connait bien souvent par Le Déserteur. Poème à l’origine, cette chanson est une critique calme mais ferme de la guerre d’Indochine. Publiée en 1954, l’année de Dien Bien Phû, elle a été mise en musique par Vian et Reggiani, et interprétée par de nombreux chanteur, son auteur en tête. Ce dernier s’est confronté à une absence de diffusion quasi-totale. Il faut dire qu’au-delà du format de la chanson, qui véhicule, de par son caractère épistolaire, une certaine émotion, l’attaque est insolente : « S’il faut donner son sang/ Allez donner le vôtre / Vous êtes bon apôtre / Monsieur le Président / Si vous me poursuivez / Prévenez vos gendarmes / Que je n’aurai pas d’armes / Et qu’ils pourront tirer ».
Mais Le Déserteur ne constitue pas la seule
mise en musique des poèmes des Vian. A ce titre, Le Temps de Vivre (Juste le Temps de Vivre) est un exemple quelque
peu différent. Car si Le Déserteur a
connu une orchestration permettant d’associer une mélodie et un chant aux paroles, Le Temps de Vivre, dans la version de
Philippe Clay, propose simplement un support musical à la récitation (on pense
alors à Alain Bashung, et à
sa version de Jamais d’autre que toi, de Robert Desnos, sur l’album L’Imprudence). Il est notable que les
deux poèmes les plus célèbres de Vian, ces deux poèmes mis en musique, ont pour
thème la désertion et le pacifisme. De là à croire que les poèmes et paroles de
Vian sont axés sur ces seuls thèmes, il y a un pas qu’il ne faut pas franchir.
Boris Vian : chanteur
Car au-delà du fait
que les poèmes de Vian ne se résument pas à des œuvres pacifistes (il a aussi
écrit des poèmes simplement fulgurants de beauté, comme le sombre Je mourrai d’un cancer de la colonne
vertébrale dans le recueil Je voudrais
pas crever), les chansons qu’il a écrites touchent à un large panel de
thèmes. Toutes orchestrées de façon jazz, elles sont souvent très drôles et
portées par une façon de chanter très particulière : ni agréable, ni
fausse, la voix de Vian pousse la mélodie comme elle peut, mais raconte de
sacrées histoires. Dans la Complainte du Progrès, il s’attaque avec
ironie aux progrès incessants de son époque en inventant des instruments aux
noms ahurissants (le « ratatine-ordure »,
« l’écorche poulet », « le canon à patates » entre
autres). Dans J’suis snob, il se paie ceux qui « adorent l’odeur du crottin », « ne fréquentent que des baronnes aux
noms comme des trombones » et « mangent
du camembert à la petite cuillère ». Il regarde Magali Noël se faire « mettre des bleus plein les
fesses », dans la célèbre et sulfureuse Fais-Moi Mal Johnny. Enfin, il se fait tout simplement tuer par sa
femme à coups de rouleau à pâtisseries en revenant d’une soirée arrosée au « Beaujolais vrai de vrai »
avec « Julot, son poteau »
dans On n’est pas là pour se faire engueuler. Dans leur grande majorité,
les chansons de Boris Vian ne sont pas extraordinaires, mais elles sont
suffisamment drôles et bien écrites pour être franchement appréciables.
Vernon Sullivan et le retour aux sources du jazz
En 1946, Boris Vian
publie J’Irai Cracher sur Vos Tombes
sous le pseudonyme de Vernon Sullivan, dont il ne prétend être que le
traducteur. Au fond, s’il y a bien un livre qui est intimement lié à la vie de
Vian, c’est celui-ci. Car J’Irai Cracher
sur Vos Tombes a fait vaciller son statut d’écrivain talentueux en créant
rapidement une polémique énorme. Le livre est retrouvé sur le lit d’une jeune
femme, Anne-Marie Masson que son compagnon Rougé vient d’étrangler. Dans le
texte, deux jeunes femmes blanches, les sœurs Asquith sont tuées de façon
analogue par Lee Anderson, un noir de peau blanche cherchant à venger la mort
de son frère. Immédiatement considéré comme responsable du crime, Vian répond
de façon cinglante dans Point de
vue : « Je ne suis pas un assassin », ce sont les lecteurs
qui sont responsables, pas l’auteur (une de ses grandes convictions, défendue
dans d’autres textes). Mais J’Irai
Cracher sur Vos Tombes est aussi lié à son destin personnel. C’est le 23
juin, 1959, lors de la première projection de l’adaptation cinématographique de
Michel Gast, à laquelle Vian était farouchement opposée, que ce dernier
s’effondre, victime d’une crise cardiaque. Il décède le jour-même, à l’âge de
quarante ans.
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