"De Gainsbourg à Sokolov, quand la musique se laisse écrire"
Pour commencer ce dossier de l'été, mettons en
avant une figure de proue de la chanson française : Serge
Gainsbourg, qui durant sa riche carrière musicale publia en solo ou
en collaboration une dizaine d'écrits. Nouvelles accompagnant ses
albums, bandes dessinées ou encore un roman, Gainsbourg s'est permis
de sauter à cloche pied de chaque coté de la ligne des genres liés
à la prose, utilisant son talent d'écriture partout où son envie
le demandait.
Est-il nécessaire de présenter Serge Gainsbourg,
auteur/compositeur/interprète au style si souvent imité mais jamais
égalé ? Pour tous ceux qui vivraient dans une grotte depuis trop
longtemps, le grand Serge est un chanteur qui des années 60 à 90 a
régalé la France avec des albums novateurs et a agité le monde du
petit écran à plusieurs reprises de part ses truculentes
interventions. Personne d'autre que lui n'est imaginable pour brûler
un billet de 500 Francs en direct ou pour annoncer de but en blanc «
I want to fuck you » à Whitney Houston. Cependant, et malgré ces
quelques dérapages (ou coups de pub de génie pour certains), c'est
pour sa musique qu'on se souviendra de lui. Car que ce soit pour
l'Histoire De Melody Nelson ou Aux Armes Et Caetera, les différences
de styles musicaux n'ont jamais effrayé Gainsbourg, et lorsque ses
détracteurs lui reprochent de suivre la mode il répond simplement «
Je possède la mode ». Mais c'est au travers de ses paroles qu'il
marquera au fer rouge nos esprits. En abordant des thèmes difficiles
pour l'époque comme l'inceste (Lemon Incest) ou le sexe (Je T'Aime Moi Non Plus, 69 Année Érotique...) c'est au travers de sa plume
qu'il a inscrit son histoire en nous. Il aurait donc été impensable
qu'il ne l'utilise pas pour le monde des livres.
Dès 1968, il publie un recueil de chansons ; s'en
suivra de multiples collaborations et participations à des ouvrages.
C'est en 1980 qu'on découvre pleinement le Gainsbourg écrivain. Il
livre « Evguénie Sokolov », petit roman sur la peinture moderne.
Le décrivant lui même comme un pamphlet de l'arrivisme, il s'agit
surtout dès les premières lignes de lecture d'une mise en abyme de
sa vie. Au delà du thème, c'est la précision du style qui
surprend. Serge Gainsbourg est aussi à l'aise pour écrire des
chansons que pour écrire son roman. Et après six ans d'écriture et
de réécriture Evguénie Sokolov est un pur produit de l'esprit
Gainsbourg. Telles ses chansons (Nazi Rock, Meurtre À L'Extincteur, No Comment),
chaque page transpire la dénonciation et la provocation. Rien que le
thème est un décalage, si cher à l'homme à la tête de choux,
avec le monde du chanteur : un peintre « gazoman » atteignant le
sommet de la gloire artistique avec ses flatulences. Il avouera à
Bernard Pivot lors d'une interview des plus intéressantes, être le
héros du roman. A partir de là, il est facile de trouver les points
communs qui lient Gainsbourg et Sokolov : tout deux sont nés avec
une tare l'un se trouve moche et l'autre fait des vents sans
discontinuer ; tout deux en jouerons pour parvenir sur le devant de
la scène et gagner le cœur des critiques ; enfin tout deux
souffrent d'un mal être profond qui mènera Sokolov à sa perte et
Gainsbourg à encore plus d'outrance et le consumera jusqu'à sa fin
en 1991.
Cependant, bien que le personnage central du roman
soit un Gainsbourg déguisé, l'histoire met en lumière l'arrivisme
et la bêtise des critiques d'art ou plus simplement du monde
cherchant la dernière nouveauté pour se démarquer. Nous sommes en
1980 et cela fait presque un an que sa Marseillaise version Reggae
fait débat, au point d'être prise en grippe par l'Académicien
Michel Droit qui tiendra des propos à la limite de l'antisémitisme
blessant énormément Serge Gainsbourg. C'est pour des gens comme lui
que ce roman a été créé, lui et tous ceux qui le taxent de suivre
les courants et de les imiter. Pour ce faire, Gainsbourg crée un
livre d'un style irréprochable. A l'image des chansons « Par Hasard Et Pas Rasé » ou « Sous Le Soleil Exactement », il se sert des
mots, les tourne et les retourne pour atteindre un certain lyrisme
qui se veut (bien entendu) ironique. De même pour son champs
lexical, qui le force à puiser dans la langue française quantité
de synonymes et de paraphrases pour maintenir un sujet aussi trivial
que les pets à un niveau de grandes lectures (Il publie tout de même
chez Gallimard, représentant des plus grands auteurs du XIXème). Il
avait
déjà abordé ce thème des gaz dans « Eau Et Gaz à Tous Les Étages ». Mais ici, plus d’imprécision ou de
sourires en coin, car sa plume a fait des recherches dans les
archives de la faculté de médecine de Paris et ses phrases se
cisèlent sur des tons d’érudit du corps humain : « Mets ton
masque Sokolov, que tes fermentations anaérobies fassent éclater
les tubas de ta renommée, et que tes vents irrépressibles
transforment abscisses et ordonnés en de sublimes anamorphoses. »
Le grand Serge, alors dans la tourmente, use de sa connaissance des
mots et de leurs sens pour contrer la pluie de critiques qu'il
s'attend à recevoir. C'est dans cette précision et cette rigueur
qu'il trouvera des admirateurs au sein même des gens qu'il critique.
Serge Gainsbourg se libère des contraintes
musicales pour laisser voler sa prose si libre et pourtant toujours
saillante. Seuls ses albums concept Histoire de Melody Nelson et
L'Homme A La Tête De Choux se rapprochent de l'écriture produite
pour Evguénie Sokolov. Il ne s'aventurera plus dans le monde de la
littérature que par petites touches. J'avoue qu'une autre aventure
signée Gainsbourg aurait été appréciable, mais contre son premier
amour qu'est la musique la bataille était perdue d'avance.
L'invention de personnages et d'histoires ne se fera plus qu'en
musique mais ses mots, eux, seront toujours les mêmes : provocants,
sensuels, tranchants, parfois doux et parfois rudes mais avant tout
poétiques. Ces mots qui nous l'ont fait aimer, lui, Gainsbourg.
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