vendredi 3 août 2012

Dossier "Au-delà de la mélodie, les mots (et réciproquement)" Partie I

"De Gainsbourg à Sokolov, quand la musique se laisse écrire"

Pour commencer ce dossier de l'été, mettons en avant une figure de proue de la chanson française : Serge Gainsbourg, qui durant sa riche carrière musicale publia en solo ou en collaboration une dizaine d'écrits. Nouvelles accompagnant ses albums, bandes dessinées ou encore un roman, Gainsbourg s'est permis de sauter à cloche pied de chaque coté de la ligne des genres liés à la prose, utilisant son talent d'écriture partout où son envie le demandait. 


Est-il nécessaire de présenter Serge Gainsbourg, auteur/compositeur/interprète au style si souvent imité mais jamais égalé ? Pour tous ceux qui vivraient dans une grotte depuis trop longtemps, le grand Serge est un chanteur qui des années 60 à 90 a régalé la France avec des albums novateurs et a agité le monde du petit écran à plusieurs reprises de part ses truculentes interventions. Personne d'autre que lui n'est imaginable pour brûler un billet de 500 Francs en direct ou pour annoncer de but en blanc « I want to fuck you » à Whitney Houston. Cependant, et malgré ces quelques dérapages (ou coups de pub de génie pour certains), c'est pour sa musique qu'on se souviendra de lui. Car que ce soit pour l'Histoire De Melody Nelson ou Aux Armes Et Caetera, les différences de styles musicaux n'ont jamais effrayé Gainsbourg, et lorsque ses détracteurs lui reprochent de suivre la mode il répond simplement « Je possède la mode ». Mais c'est au travers de ses paroles qu'il marquera au fer rouge nos esprits. En abordant des thèmes difficiles pour l'époque comme l'inceste (Lemon Incest) ou le sexe (Je T'Aime Moi Non Plus, 69 Année Érotique...) c'est au travers de sa plume qu'il a inscrit son histoire en nous. Il aurait donc été impensable qu'il ne l'utilise pas pour le monde des livres. 

Dès 1968, il publie un recueil de chansons ; s'en suivra de multiples collaborations et participations à des ouvrages. C'est en 1980 qu'on découvre pleinement le Gainsbourg écrivain. Il livre « Evguénie Sokolov », petit roman sur la peinture moderne. Le décrivant lui même comme un pamphlet de l'arrivisme, il s'agit surtout dès les premières lignes de lecture d'une mise en abyme de sa vie. Au delà du thème, c'est la précision du style qui surprend. Serge Gainsbourg est aussi à l'aise pour écrire des chansons que pour écrire son roman. Et après six ans d'écriture et de réécriture Evguénie Sokolov est un pur produit de l'esprit Gainsbourg. Telles ses chansons (Nazi Rock, Meurtre À L'Extincteur, No Comment), chaque page transpire la dénonciation et la provocation. Rien que le thème est un décalage, si cher à l'homme à la tête de choux, avec le monde du chanteur : un peintre « gazoman » atteignant le sommet de la gloire artistique avec ses flatulences. Il avouera à Bernard Pivot lors d'une interview des plus intéressantes, être le héros du roman. A partir de là, il est facile de trouver les points communs qui lient Gainsbourg et Sokolov : tout deux sont nés avec une tare l'un se trouve moche et l'autre fait des vents sans discontinuer ; tout deux en jouerons pour parvenir sur le devant de la scène et gagner le cœur des critiques ; enfin tout deux souffrent d'un mal être profond qui mènera Sokolov à sa perte et Gainsbourg à encore plus d'outrance et le consumera jusqu'à sa fin en 1991. 

Cependant, bien que le personnage central du roman soit un Gainsbourg déguisé, l'histoire met en lumière l'arrivisme et la bêtise des critiques d'art ou plus simplement du monde cherchant la dernière nouveauté pour se démarquer. Nous sommes en 1980 et cela fait presque un an que sa Marseillaise version Reggae fait débat, au point d'être prise en grippe par l'Académicien Michel Droit qui tiendra des propos à la limite de l'antisémitisme blessant énormément Serge Gainsbourg. C'est pour des gens comme lui que ce roman a été créé, lui et tous ceux qui le taxent de suivre les courants et de les imiter. Pour ce faire, Gainsbourg crée un livre d'un style irréprochable. A l'image des chansons « Par Hasard Et Pas Rasé » ou « Sous Le Soleil Exactement », il se sert des mots, les tourne et les retourne pour atteindre un certain lyrisme qui se veut (bien entendu) ironique. De même pour son champs lexical, qui le force à puiser dans la langue française quantité de synonymes et de paraphrases pour maintenir un sujet aussi trivial que les pets à un niveau de grandes lectures (Il publie tout de même chez Gallimard, représentant des plus grands auteurs du XIXème). Il avait
déjà abordé ce thème des gaz dans « Eau Et Gaz à Tous Les Étages ». Mais ici, plus d’imprécision ou de sourires en coin, car sa plume a fait des recherches dans les archives de la faculté de médecine de Paris et ses phrases se cisèlent sur des tons d’érudit du corps humain : « Mets ton masque Sokolov, que tes fermentations anaérobies fassent éclater les tubas de ta renommée, et que tes vents irrépressibles transforment abscisses et ordonnés en de sublimes anamorphoses. » Le grand Serge, alors dans la tourmente, use de sa connaissance des mots et de leurs sens pour contrer la pluie de critiques qu'il s'attend à recevoir. C'est dans cette précision et cette rigueur qu'il trouvera des admirateurs au sein même des gens qu'il critique. 


Serge Gainsbourg se libère des contraintes musicales pour laisser voler sa prose si libre et pourtant toujours saillante. Seuls ses albums concept Histoire de Melody Nelson et L'Homme A La Tête De Choux se rapprochent de l'écriture produite pour Evguénie Sokolov. Il ne s'aventurera plus dans le monde de la littérature que par petites touches. J'avoue qu'une autre aventure signée Gainsbourg aurait été appréciable, mais contre son premier amour qu'est la musique la bataille était perdue d'avance. L'invention de personnages et d'histoires ne se fera plus qu'en musique mais ses mots, eux, seront toujours les mêmes : provocants, sensuels, tranchants, parfois doux et parfois rudes mais avant tout poétiques. Ces mots qui nous l'ont fait aimer, lui, Gainsbourg.


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