vendredi 24 août 2012

Dossier "Au-delà de la mélodie, les mots (et réciproquement)" Partie IV

"Gil Scott-Heron, et le Rap devient poésie"


« The Revolution Will Not Be Televised », ne trouvez vous pas cette phrase lourde de sens ? Il n'y a rien à ajouter ou à enlever. Ce n'est pourtant pas le titre d'un essai, encore moins d'un roman ni d'un pamphlet, c'est simplement le titre d'une chanson. Cette chanson au titre limpide a été écrite par Gil Scott-Heron. Si comme moi avant d'entamer cet article vous n'aviez jamais entendu ce nom, laissez moi vous brosser un portrait de cet Afro-américain père du Rap mélodique.


Né à la toute fin de la guerre en 49 à Chicago, Gil Scott-Heron grandit tout d'abord dans le Tennessee puis dans le Bronx à New York ; à la même époque, le racisme et le Ku Klux Klan revenaient en force au pays de l'Oncle Sam. Bien entendu, ces deux faits, qu'il considère comme des attaques personnelles étant lui même noir, se retrouveront dans la plupart de ses œuvres. Après un an d'université il publie un premier roman avant de se lancer dans des enregistrements musicaux qui lanceront l’avènement du Rap. Attention lorsque je mentionne Rap, je veux parler du Rap des débuts à savoir un Rap très mélodique qui côtoyait le Jazz et même parfois la Soûl. Il se consacra presque toute sa vie durant à la musique puis, à partir des années 90 profita de son don d'écriture pour signer des recueilles de poèmes salués par la critique.

Il est évident que pour englober et comprendre d'un coup d’œil toute l’œuvre de GSH il faut la replacer dans le contexte mentionné plus haut. Toute sa vie de parolier et d'écrivain, il n'aura cessé de dénoncer les violences discriminante, déjà dans son premier roman « The Vulture » il décrit une Amérique en manque d'humanité après une guerre qui avait mis à jour l'horreur des hommes. Seul soucis de la littérature de l'époque, elle est gérée par des blancs ce qui permettra à GSH de tenir ces propos dans la préface d'une réédition du livre des années plus tard : «  « The Vulture »a connu lors de sa parution en 1971 le même sort que tous les autres livres d'écrivains noirs à cette époque. Publiés chez un petit éditeur de littérature pornographique et de polar désireux d'ouvrir son catalogue à une marginalité, la littérature du ghetto. "Le Vautour" resta sans écho. Oublié avant d'être lu… »

Dépité par ce blocus envers ses idées, il décide de se lancer à l'assaut d'un média les plus important de l'époque : la radio. Toujours désireux de faire passer son message, il utilise de courts textes mis habilement en musique par ses soins et par son ami Brian Jackson, rencontré à l'université, qu'il parle/chante (spoken-word) créant ainsi le Rap. Cependant, peu leur importaient d'être célèbre ou qu'on les prennent pour les maître d'un style, comme le racontera GSH plus tard, le plus important était le message à transmettre : "Quand Brian et moi avons débuté, on était des auteurs avant tout…c'est pour ça qu'on a mis des images de gorilles sur les pochettes, on était plus préoccupé par le fait de faire passer nos chansons… on se fichait pas mal de se mettre en avant …peu importe qui chante ces chansons, du moment que les gens les écoutent et les apprécient. Quand ils ont réalisé le film "Hurricane" ils ont utilisé le morceau "The Revolution Will Not Be Televised" J'apparaissais nulle part dans ce film, mais ma chanson y était !"
Durant la carrière de Gil Scott-Heron, son message a su s'affiner et se transformer afin d'atteindre de plus en plus de monde, pour finir par créer des textes universels. Si « The Vulture » dénonce les quartier défavorisé laissé à l'abandon et les effets de la drogue au sein de ceux-ci, le premier enregistrement de GSH et de Brian Jackson, « Small Talk at 125th & Lenox » est un pamphlet envers cette société blanche qui avait bridé l'inventivité de Heron quelques années plus tôt. Gil Scott-Heron se rend vite compte que de crier sur les Blancs ne les fait pas bouger car par définition ils ne l'écoutent pas. Il inverse sa plume et écrit pour les noirs. Prônant la non-violence, il incite la population noire à se sortir elle-même du bourbier dans lequel le monde les a mis. Il enchaîne donc les textes à forte propension rebelle, limite révolutionnaire comme « Guerilla », « Winter In America » ou le moins connu « Liberation Song ».

L'intelligence de Gil Scott-Heron se situe dans sa façon de critiquer. Il n'est pas braqué sur le système ou sur une politique rétrograde (B-Movie), il sait aussi remettre à leur place les petits nouveaux jouant du star-système. En deux trois vers dans la chanson « Message To The Messengers » il explique clairement son dégoût pour le culte du paraître plutôt que de l'être : « There's a big difference between putting words over some music, and blending those same words into the music. There's not a lot of humour. They use a lot of slang and colloquialisms, and you don't really see inside the person. Instead, you just get a lot of posturing.”
Mis de coté par un public, qui oublie le fond au vu de la forme, et par des soucis avec la drogue, GSH retourne à son premier amour: la poésie. Encore une fois, son penchant protestataire se laisse entendre mais c'est surtout la colère envers les hommes, tous les hommes et leur égoïsme, qu'il laisse s'exprimer.


Picture a man of nearly thirty
who seems twice as old with clothes torn and dirty.
Give him a job shining shoes
or cleaning out toilets with bus station crews.
Give him six children with nothing to eat.
Expose them to life on a ghetto street.
Tie an old rag round his wife's head and
have her pregnant and lying in bed.
Stuff them all in a Harlem house.
Then tell them how bad things are down South.


Ce n'est pas pourtant pas un homme aigri qui finira sa vie dans un hôpital d'NYC en 2011, c'est un homme qui sa vie durant n'a cessé de mélanger l'art de l'écriture, de la poésie avec des sonorités toujours différentes allant du Hip-Hop au Rap en passant par le Jazz et la Soul. Seul lui importait le message: Mon morceau The Bottle, c'est peut être du hip hop…the revolution will not be televised c'est du rap, j'en sais rien, mais il y a tant de façons de communiquer que ça serait vraiment dommage d'en perdre une, d'en brader une ou ou de se concentrer sur une seule d'entres elles. Il y a tant de gens dans notre communauté auxquels on doit parler!”

Si ce portrait de Gil Scott Heron n'est peut être pas chronologiquement juste, sans doute même pas exhaustif dans son œuvre, c'est qu'il a su comme peu d'autres passer de l'écriture à la musique comme un fil servant à les coudre l'une à l'autre, passant d'un coté et de l'autre sans jamais les quitter pour autant, les rapprochant perpétuellement.

dimanche 19 août 2012

Dossier "Au-delà de la la mélodie, les mots (et réciproquement)" : Partie III

"De la poésie à la chanson: Ferrat et Aragon"


Nous avons déjà ici mentionné quelques artistes qui ont mis en chanson des poèmes. Parfois, ils ont associé une mélodie à des textes qu’ils ont eux-mêmes produits. Ce fut le cas de Boris Vian, talent polyvalent, aussi belle plume qu’il était bon musicien. Dans d’autres cas, la poésie d’un homme a pu être reprise par un autre artiste. A ce sujet, nous avons mentionné Bashung reprenant Desnos dans Jamais d’autre que toi. Mais dans ce domaine là, un des exemples les plus célèbres de la musique française est probablement Jean Ferrat reprenant Louis Aragon.

Louis Aragon
                                                

Le fameux album Ferrat chante Aragon est sorti en 1971. C’est le deuxième album que publie l’antraïgain d’adoption cette année là, l’avant dernier de sa période Barclay. De fait, Ferrat a chanté Aragon tout au long de sa vie. L’année précédente, il avait déjà mis en chanson Aimer à perdre la raison sur l’album éponyme. Dès 1956, il avait composé LesYeux d’Elsa pour André Claveau. En 1975, il compose et chante La Femme est l’Avenir de l’Homme. Plus tard, en 1995, il sort un nouvel album, qui comporte seize nouveaux poèmes d’Aragon. Avant tout cela, en 1970, il avait interprété Les Lilas sur un album au titre évocateur : Camarade.

La camaraderie poétique d’Aragon et Ferrat est multiple. Le lien qui les unissait était d’abord  politique. Tous deux on en effet été de fervents compagnons de route du PCF, et leurs œuvres ont porté la trace de cet engagement. Aragon, d’abord journaliste à L’Humanité,  était tellement radical dans ses positions qu’il s’est fait rapidement lâcher, au début des années 1930, par ses anciens camarades surréalistes pourtant peu suspects d’anticommunisme, Eluard et Breton en tête. Pour Aragon, c’est l’époque du Comité Amsterdam-Pleyel, mais aussi d’Hourra l’Oural ! et des Cloches de Bâle, odes respectivement poétiques et romanesques au soviétisme. Poète résistant (La Rose et le Réséda en témoigne), puis intellectuel pro-stalinien, avant de mettre de l’eau dans son vin après le désastre du Printemps de Prague, il fut à proprement parler un cadre du parti de Maurice Thorez. Jean Ferrat, lui, a plutôt été un compagnon gravitant autour de l’institution, soutenant ses principes originels, tout en critiquant ses dérives assez tôt. La chanson Camarade est ainsi une critique de l’invasion soviétique de Prague 1968, et Le Bilan, en 1979, tacle sévèrement un Georges Marchais aveuglement Brejnevien. Certes, comme lui fait remarquer Bernard Pivot dans une interview de 1985, la critique parait assez tardive, mais comme le dit Ferrat : « J’y pensais depuis longtemps ».  Evidemment, si les vies des deux artistes se sont chevauchées temporellement, Ferrat était plus jeune qu’Aragon, et quoiqu’adolescent à la sortie de la guerre, qui a connu l’apogée d’un PCF puissant et auréolé de son action résistante, il est né à l’époque où Aragon commençait à s’engager dans une idéologie prometteuse, antifasciste, antimilitariste et déjà influente.  Chacun d’eux a ainsi été jeune à une époque importante du communisme, mais les dérives staliniennes sont arrivées plus tard dans la vie d’Aragon que dans celle de Ferrat, qui de ce fait a peut-être eu moins de mal à les identifier (d’autant plus qu’il disait n’être pas « homme de parti »).


Jean Ferrat
                                       

Ferrat n’a pas eu besoin d’Aragon pour écrire de beaux textes. Mais les deux hommes, avaient des sensibilités poétiques qui n’étaient pas étrangères l’une à l’autre. Au-delà des textes engagés et sceptiques qu’ils ont produits tout deux, et que Ferrat a parfois repris d’Aragon  (Camarade, Nuit et Brouillard, La Commune, entre autres sont de Ferrat, J’entends j’entends, Un jour un jour d’Aragon) les deux hommes ont chacun à leur manière fait l’éloge de l’amour et des femmes. Evidemment, Aragon n’a vécu que pour les yeux d’Elsa. Elsa Triolet, sa compagne de toujours, auteur, entre autres, de Roses à Crédit, et belle sœur de Maïakovski. Leur amour presque mythique a pris place dans le Montparnasse qu’affectionnaient Sartre et Beauvoir, Desnos, Eluard et tant d’autres. Dès qu’ils se rencontrent au début des années 1940, Aragon la prend pour muse. S’en suit un flot de recueils honorant leur amour, des Yeux d’Elsa en 1942, au simple Elsa de 1959, jusqu’au Fou d’Elsa (1963). C’est en grande partie dans cette œuvre conséquente que picore Ferrat (Nous dormirons ensemble, Que serais-je sans toi, Le malheur d’aimer, C’est si peu dire que je t’aime, Heureux celui qui meurt d’aimer), pour produire une œuvre mi-acoustique mi-symphonique, toujours mélodique mais ayant d’abord pour fonction de mettre en avant les textes d’Aragon. Les thèmes développés par Aragon sont ceux de l’amour fou (qui, telle la beauté de Breton, sera « érotique-voilée, explosante-fixe, magique circonstancielle ou ne sera pas »), de l’amour engagé et hypnotique, qui fait mal au cœur et inspire de belles envolées, telles celle-ci, extraite d’Elsa :

« Coupez d’un doigt brutal les pages
Froissez-les et déchirez-les
On n’en retiendra qu’une chose
Un seul murmure un seul refrain
Un regard que rien ne repose
Un long merci qui balbutie
Ce bonheur comme une prairie
Enfant-Dieu mon idolâtrie
L’Avé sans fin des litanies
Ma perpétuelle insomnie
Ma floraison mon embellie
Ô ma raison ô ma folie
Mon mois de mai ma mélodie
Mon paradis mon incendie

Mon univers Elsa ma vie »
         
Elsa Triolet
                                                                 

A ces poèmes, Ferrat ajoute la douceur de la mélodie et le ton d’un grand conteur qui évoque avec  tendresse des histoires dont on a l’impression qu’elles ont été les siennes. Peut-être n’est ce pas qu’une impression. Car Ferrat a écrit énormément de chansons rendant hommage à l’amour et au beau sexe. Aragon fut le poète d’une femme. Ferrat rendit hommage à toutes les femmes : quand il chante les mots qu’Aragon a dédiés à Elsa, il leur donne une tonalité universelle. D’ailleurs, pour Ferrat, l’amour semble avoir partie liée à la nature et aux éléments (L’Amour est Cerise). Et réciproquement, ses chansons rendant hommage à la nature renvoient à cet amour que Ferrat portait aux femmes. Pas qu’il ne conçoive d’amour que champêtre. C’est que Ferrat chantait plus largement l’émerveillement devant la beauté : celle du monde (La Montagne, La Matinée), de l’amour et des femmes (Chante l’Amour), de la vie (C’est beau la vie), ou encore des idéaux d’engagement (La Commune). Si Aragon porte aussi parfois une dimension universelle dans ses poèmes (« Vivre est un village », dit-il dans  Au bout de mon âge), beaucoup de ses poèmes amoureux sont clairement inspirés par et adressés à Elsa. Et quand il évoque des Lilas, ou le « souvenir des roses » (Heureux celui qui meurt d’aimer), c’est encore au travers de sa muse. Aragon évoque son jardin secret, et parfois l’élargit ; Ferrat s’émerveille de la beauté du monde, sans s’interdire d’évoquer parfois des moments plus intimes (L’Amour est Cerise effectue d’ailleurs une bonne synthèse entre ces deux aspects de son oeuvre).

                                                       
Mais cette complémentarité entre les deux hommes ne réside pas seulement dans leur engagement ou leurs conceptions de l’amour. Poète, Aragon a écrit sur ses amis, notamment dans le recueil Les Poètes. Comme un clin d’œil, Ferrat a repris quelques uns de ces poèmes. Dans Les Poètes, il rend bellement hommage à ceux qui « habitent et obsèdent» Aragon : Goethe, Verlaine, Holderlin, Machado entre autres. Dans Robert le Diable, hommage à Desnos, il souligne avec justesse la tristesse d’Aragon devant la perte de son ami « poète de vingt ans d’avance assassiné » ; en réalité mort à Theresienstadt en 1945. Mais Aragon s’est aussi fait, au travers de sa poésie, chansonnier. Dans Elsa particulièrement, il a écrit une Chanson du miroir déserté et une Chanson noire, mais aussi Un homme passe sous la fenêtre et chante  qui assez paradoxalement n’ont pas été mis en musique. Il est évident que Ferrat était aussi bon poète qu’il était bon musicien ; mais il n’est pas impossible qu’Aragon ait réellement aspiré à être parolier avant même que Ferrat ne prenne ses textes pour en faire de belles chansons.

Robert Desnos
                                                            

D’ailleurs, Ferrat, quoique le plus célèbre d’entre eux, n’est pas le seul interprète des textes d’Aragon. Georges Brassens a repris Il n’y a pas d’amour heureux. Léo Ferré, lui, a sorti tout un album : Les chansons d’Aragon. Les textes d’Aragon se prêtaient donc particulièrement bien à la mise musique. Mais, à bien considérer l’œuvre musicale de Ferré, Brassens et Ferrat, qui à eux seuls ont repris bon nombre des plus grands poètes de la littérature française (Ferré a fait deux albums inspirés de la poésie de Baudelaire, un album sur Verlaine et Rimbaud…), le passage de la poésie à la musique vient autant de la qualité musicale intrinsèque au poèmes que d’un amour total porté à la poésie par ces grands chanteurs. Ceux-ci, excellents musiciens, se disaient avant tout poètes, et ont formidablement vulgarisé et fait rayonner les œuvres de ceux qu’ils admiraient.

jeudi 9 août 2012

Dossier "Au-delà de la mélodie, les mots (et réciproquement)": Partie II

"Boris Vian ça s'écrit à la trompette"


Alain Souchon a trouvé les mots, dans sa chanson Rive Gauche, pour désigner l’artiste. Qui était Boris Vian ? Pour ce qui touche à notre sujet, il suffirait de rappeler qu’il était romancier, poète, parolier, dramaturge, trompettiste, chanteur, chroniqueur. Il était aussi accessoirement centralien, « Transcendant Satrape » du collège de ‘Pataphysique et acteur. Un sacré touche-à-tout, dont l’œuvre ne peut être résumée. De même, les liens unissant Boris Vian au monde de la musique sont innombrables. Mais ici, il existe bien un élément central, un point focalisant toute l’attention musicale de Vian : le jazz. Cette obsession s’est manifestée dans son œuvre de bien des façons, souvent avec réussite.



« Êtes-vous arrangée par Duke Ellington ? »

            Le premier élément que l’on peut mettre au jour, le plus évident peut-être, est l’amour inconsidéré de Boris Vian pour Duke Ellington. Il suffit d’ouvrir L’Ecume des Jours pour s’en rendre compte. Le personnage principal, Colin, aime particulièrement le standard Chloé dans la version de Sir Duke, au point de demander à sa future femme du même prénom, la première fois qu’il la rencontre : « Êtes-vous arrangée par Duke Ellington ? ». Ce morceau est joué à leur mariage, et Colin le fait écouter à Chloé alors qu’il veille sur elle, mourant à petit feu d’un nénuphar dans la poitrine. Duke Ellington n’est certes pas la seule référence jazz de l’ouvrage, qui en contient quantité (parmi lesquelles se trouve le célèbre « pianocktail », invention digne du rang de «Satrape » de Vian), mais sa musique est définitivement la pierre angulaire du roman : les personnages sont inspirés de et par cette musique, qui accompagne presque chaque scène. De façon moins poétique, Vian a théorisé l’importance de Duke Ellington dans le monde du jazz, au sein de la chronique « Un demi siècle de Jazz », chronique destinée à la revue « La Parisienne ». Taclant allègrement les critiques de jazz qui selon lui ne peuvent s’empêcher d’élever chaque semaine un musicien différent au rang de légende et qui ne trouvent de satisfaction intellectuelle que dans des débats stériles, il ajoute pourtant : « Puisque vous voulez des génies quand même, Ellington domine toute la musique de jazz depuis qu’on enregistre. Il en est à la fois le résumé et l’extension. Il a marqué de sa personnalité plusieurs générations de musiciens et d’arrangeurs ». C’est dit.

Le Déserteur & Le Temps de Vivre

 

              

Si on ne connaît pas Vian par L’Ecume des Jours, on le connait bien souvent par Le Déserteur. Poème à l’origine, cette chanson est une critique calme mais ferme de la guerre d’Indochine. Publiée en 1954, l’année de Dien Bien Phû, elle a été mise en musique par Vian et Reggiani, et interprétée par de nombreux chanteur, son auteur en tête. Ce dernier s’est confronté à une absence de diffusion quasi-totale. Il faut dire qu’au-delà du format de la chanson, qui véhicule, de par son caractère épistolaire, une certaine émotion, l’attaque est  insolente : « S’il faut donner son sang/ Allez donner le vôtre / Vous êtes bon apôtre / Monsieur le Président / Si vous me poursuivez / Prévenez vos gendarmes / Que je n’aurai pas d’armes / Et qu’ils pourront tirer ».  

Mais Le Déserteur ne constitue pas la seule mise en musique des poèmes des Vian. A ce titre, Le Temps de Vivre (Juste le Temps de Vivre) est un exemple quelque peu différent. Car si Le Déserteur a connu une orchestration permettant d’associer une mélodie et un chant aux paroles, Le Temps de Vivre, dans la version de Philippe Clay, propose simplement un support musical à la récitation (on pense alors à Alain Bashung, et à sa version de Jamais d’autre que toi, de Robert Desnos, sur l’album L’Imprudence). Il est notable que les deux poèmes les plus célèbres de Vian, ces deux poèmes mis en musique, ont pour thème la désertion et le pacifisme. De là à croire que les poèmes et paroles de Vian sont axés sur ces seuls thèmes, il y a un pas qu’il ne faut pas franchir.

Boris Vian : chanteur

            
Car au-delà du fait que les poèmes de Vian ne se résument pas à des œuvres pacifistes (il a aussi écrit des poèmes simplement fulgurants de beauté, comme le sombre Je mourrai d’un cancer de la colonne vertébrale dans le recueil Je voudrais pas crever), les chansons qu’il a écrites touchent à un large panel de thèmes. Toutes orchestrées de façon jazz, elles sont souvent très drôles et portées par une façon de chanter très particulière : ni agréable, ni fausse, la voix de Vian pousse la mélodie comme elle peut, mais raconte de sacrées histoires.  Dans la Complainte du Progrès, il s’attaque avec ironie aux progrès incessants de son époque en inventant des instruments aux noms ahurissants (le « ratatine-ordure », « l’écorche poulet », « le canon à patates » entre autres). Dans J’suis snob, il se paie ceux qui « adorent l’odeur du crottin »,  « ne fréquentent que des baronnes aux noms comme des trombones » et « mangent du camembert à la petite cuillère ». Il regarde Magali Noël se faire « mettre des bleus plein les fesses », dans la célèbre et sulfureuse Fais-Moi Mal Johnny. Enfin, il se fait tout simplement tuer par sa femme à coups de rouleau à pâtisseries en revenant d’une soirée arrosée au « Beaujolais vrai de vrai » avec « Julot, son poteau » dans On n’est pas là pour se faire engueuler.  Dans leur grande majorité, les chansons de Boris Vian ne sont pas extraordinaires, mais elles sont suffisamment drôles et bien écrites pour être franchement appréciables. 

Vernon Sullivan et le retour aux sources du jazz

En 1946, Boris Vian publie J’Irai Cracher sur Vos Tombes sous le pseudonyme de Vernon Sullivan, dont il ne prétend être que le traducteur. Au fond, s’il y a bien un livre qui est intimement lié à la vie de Vian, c’est celui-ci. Car J’Irai Cracher sur Vos Tombes a fait vaciller son statut d’écrivain talentueux en créant rapidement une polémique énorme. Le livre est retrouvé sur le lit d’une jeune femme, Anne-Marie Masson que son compagnon Rougé vient d’étrangler. Dans le texte, deux jeunes femmes blanches, les sœurs Asquith sont tuées de façon analogue par Lee Anderson, un noir de peau blanche cherchant à venger la mort de son frère. Immédiatement considéré comme responsable du crime, Vian répond de façon cinglante dans Point de vue : « Je ne suis pas un assassin », ce sont les lecteurs qui sont responsables, pas l’auteur (une de ses grandes convictions, défendue dans d’autres textes). Mais J’Irai Cracher sur Vos Tombes est aussi lié à son destin personnel. C’est le 23 juin, 1959, lors de la première projection de l’adaptation cinématographique de Michel Gast, à laquelle Vian était farouchement opposée, que ce dernier s’effondre, victime d’une crise cardiaque. Il décède le jour-même, à l’âge de quarante ans. 

                                                  

Faut-il alors s’étonner que ce texte, qui a pris une place si importante dans sa carrière et sa vie, ait un lien avec le monde du jazz, qui fut sa grande passion ? Faut-il aussi s’étonner, devant le sérieux et la violence du roman, inégalés dans le reste de son œuvre, que ce lien ne passe pas par la mélodie, mais par l’évocation des origines du jazz ? Car, comme il le rappelle dans Un demi-siècle de jazz, ce qui caractérise le jazz, ce n’est pas le swing, notion abstraite ressentie de façon différente par chacun, mais la « tradition noire, et tradition noire américaine ». Le jazz, c’est la revanche pacifique sur l’oppression caucasienne, le pendant apaisé de la violence de J’Irai Cracher sur Vos Tombes. Le lien entre ce livre et le jazz, c’est celui d’ « une minorité un peu secrète comme toutes les minorités brimées », qui « ne va pas livrer ses mystères au premier venu ». Peut-être est-ce là un autre lien qui existe entre l’œuvre littéraire et la passion musicale de Boris Vian : la conscience des origines d’un mouvement bien plus que musical, le jazz. Vian, par ses mots et ses notes, lui a fait honneur.

vendredi 3 août 2012

Dossier "Au-delà de la mélodie, les mots (et réciproquement)" Partie I

"De Gainsbourg à Sokolov, quand la musique se laisse écrire"

Pour commencer ce dossier de l'été, mettons en avant une figure de proue de la chanson française : Serge Gainsbourg, qui durant sa riche carrière musicale publia en solo ou en collaboration une dizaine d'écrits. Nouvelles accompagnant ses albums, bandes dessinées ou encore un roman, Gainsbourg s'est permis de sauter à cloche pied de chaque coté de la ligne des genres liés à la prose, utilisant son talent d'écriture partout où son envie le demandait. 


Est-il nécessaire de présenter Serge Gainsbourg, auteur/compositeur/interprète au style si souvent imité mais jamais égalé ? Pour tous ceux qui vivraient dans une grotte depuis trop longtemps, le grand Serge est un chanteur qui des années 60 à 90 a régalé la France avec des albums novateurs et a agité le monde du petit écran à plusieurs reprises de part ses truculentes interventions. Personne d'autre que lui n'est imaginable pour brûler un billet de 500 Francs en direct ou pour annoncer de but en blanc « I want to fuck you » à Whitney Houston. Cependant, et malgré ces quelques dérapages (ou coups de pub de génie pour certains), c'est pour sa musique qu'on se souviendra de lui. Car que ce soit pour l'Histoire De Melody Nelson ou Aux Armes Et Caetera, les différences de styles musicaux n'ont jamais effrayé Gainsbourg, et lorsque ses détracteurs lui reprochent de suivre la mode il répond simplement « Je possède la mode ». Mais c'est au travers de ses paroles qu'il marquera au fer rouge nos esprits. En abordant des thèmes difficiles pour l'époque comme l'inceste (Lemon Incest) ou le sexe (Je T'Aime Moi Non Plus, 69 Année Érotique...) c'est au travers de sa plume qu'il a inscrit son histoire en nous. Il aurait donc été impensable qu'il ne l'utilise pas pour le monde des livres. 

Dès 1968, il publie un recueil de chansons ; s'en suivra de multiples collaborations et participations à des ouvrages. C'est en 1980 qu'on découvre pleinement le Gainsbourg écrivain. Il livre « Evguénie Sokolov », petit roman sur la peinture moderne. Le décrivant lui même comme un pamphlet de l'arrivisme, il s'agit surtout dès les premières lignes de lecture d'une mise en abyme de sa vie. Au delà du thème, c'est la précision du style qui surprend. Serge Gainsbourg est aussi à l'aise pour écrire des chansons que pour écrire son roman. Et après six ans d'écriture et de réécriture Evguénie Sokolov est un pur produit de l'esprit Gainsbourg. Telles ses chansons (Nazi Rock, Meurtre À L'Extincteur, No Comment), chaque page transpire la dénonciation et la provocation. Rien que le thème est un décalage, si cher à l'homme à la tête de choux, avec le monde du chanteur : un peintre « gazoman » atteignant le sommet de la gloire artistique avec ses flatulences. Il avouera à Bernard Pivot lors d'une interview des plus intéressantes, être le héros du roman. A partir de là, il est facile de trouver les points communs qui lient Gainsbourg et Sokolov : tout deux sont nés avec une tare l'un se trouve moche et l'autre fait des vents sans discontinuer ; tout deux en jouerons pour parvenir sur le devant de la scène et gagner le cœur des critiques ; enfin tout deux souffrent d'un mal être profond qui mènera Sokolov à sa perte et Gainsbourg à encore plus d'outrance et le consumera jusqu'à sa fin en 1991. 

Cependant, bien que le personnage central du roman soit un Gainsbourg déguisé, l'histoire met en lumière l'arrivisme et la bêtise des critiques d'art ou plus simplement du monde cherchant la dernière nouveauté pour se démarquer. Nous sommes en 1980 et cela fait presque un an que sa Marseillaise version Reggae fait débat, au point d'être prise en grippe par l'Académicien Michel Droit qui tiendra des propos à la limite de l'antisémitisme blessant énormément Serge Gainsbourg. C'est pour des gens comme lui que ce roman a été créé, lui et tous ceux qui le taxent de suivre les courants et de les imiter. Pour ce faire, Gainsbourg crée un livre d'un style irréprochable. A l'image des chansons « Par Hasard Et Pas Rasé » ou « Sous Le Soleil Exactement », il se sert des mots, les tourne et les retourne pour atteindre un certain lyrisme qui se veut (bien entendu) ironique. De même pour son champs lexical, qui le force à puiser dans la langue française quantité de synonymes et de paraphrases pour maintenir un sujet aussi trivial que les pets à un niveau de grandes lectures (Il publie tout de même chez Gallimard, représentant des plus grands auteurs du XIXème). Il avait
déjà abordé ce thème des gaz dans « Eau Et Gaz à Tous Les Étages ». Mais ici, plus d’imprécision ou de sourires en coin, car sa plume a fait des recherches dans les archives de la faculté de médecine de Paris et ses phrases se cisèlent sur des tons d’érudit du corps humain : « Mets ton masque Sokolov, que tes fermentations anaérobies fassent éclater les tubas de ta renommée, et que tes vents irrépressibles transforment abscisses et ordonnés en de sublimes anamorphoses. » Le grand Serge, alors dans la tourmente, use de sa connaissance des mots et de leurs sens pour contrer la pluie de critiques qu'il s'attend à recevoir. C'est dans cette précision et cette rigueur qu'il trouvera des admirateurs au sein même des gens qu'il critique. 


Serge Gainsbourg se libère des contraintes musicales pour laisser voler sa prose si libre et pourtant toujours saillante. Seuls ses albums concept Histoire de Melody Nelson et L'Homme A La Tête De Choux se rapprochent de l'écriture produite pour Evguénie Sokolov. Il ne s'aventurera plus dans le monde de la littérature que par petites touches. J'avoue qu'une autre aventure signée Gainsbourg aurait été appréciable, mais contre son premier amour qu'est la musique la bataille était perdue d'avance. L'invention de personnages et d'histoires ne se fera plus qu'en musique mais ses mots, eux, seront toujours les mêmes : provocants, sensuels, tranchants, parfois doux et parfois rudes mais avant tout poétiques. Ces mots qui nous l'ont fait aimer, lui, Gainsbourg.


jeudi 2 août 2012

Dossier "Au-delà de la mélodie, les mots (et réciproquement)" : Introduction

 "Dans le bistrot préféré des amoureux de la rime"


On sait à quoi ressemble le bistrot préféré de Renaud : une sorte de Café de Flore ou de Closerie des Lilas cheap, où quelques uns des plus célèbres chanteurs, écrivains ou artistes français se retrouveraient pour « vider deux trois verres, en parlant de peinture, d’amour, de chansonnettes et de littérature ». Ce « bistrot des copains » représente une sorte de paradis éclectique, une synthèse de références populaires et classiques, qui ont pour point commun de constituer tout un pan de la culture française. Si les personnages évoqués dépassent largement le cadre de la musique et de la littérature, force est de constater que tout où presque se ramène à un « amour de la rime », au sens le plus large du terme.
L’amour des rimes est d’abord un amour des harmonies sonores et thématiques, que l’on retrouve notamment en littérature et en musique. Dans ce bistrot « quelque part dans les cieux » on trouve les rimes mesquines et farceuses de Prévert et Villon, les rimes spleenétiques mais colorées de Baudelaire, les rimes hallucinées et fulgurantes de Rimbaud et les rimes dadaïstes et fragmentées de Rigaud. Du côté de la musique, on trouve les rimes guillerettes et jazz de Vian, les rimes grasses et osées de Gainsbourg, les rimes argotiques de Bruant, les rimes gravement légères de Brel, Brassens et Ferré et les rimes sautillantes de Charles Trenet : celles qui ont fait les belles heures d’une chanson française poétique, réaliste et gouailleuse. Et Renaud les imagine, sur un ton mélancolique, dialoguant ensemble dans un joyeux bazar.
Mais les musiciens et les écrivains ne sont pas les seuls amoureux de la rime accoudés au comptoir de Renaud. Car si la rime est autant intention que résultat, autant rythme que sonorité, alors elle est présente dans les bons mots d’Audiard, de Coluche ou de Desproges. Si la rime existe autant par celui qui la fait naître que par ceux qui lui redonnent vie, alors elle peut remercier Dewaere et Ronet. Si enfin le sentiment poétique est en chacun de nous, alors les photographies de Doisneau sont des gisements inépuisables de rimes.
Peut-être la rime, au sens large du terme, est-elle donc bien un des dénominateurs communs des différents arts évoqués par Renaud ; à moins que ce ne soit, dans ce contexte, le caractère « bon vivant » des artistes et leur immense culture. La réalité se trouve probablement entre les deux. En ce qu’elle n’est pas uniquement limitée à une manifestation sonore dans un poème calibré, la rime peut avoir une acception large: elle est sentiment et rythme, inspirée et inspirante, harmonie sonore et thématique. Trait d’union entre plusieurs univers, elle fait donc naturellement le lien entre les deux genres qui font le plus appel à elle, sans toutefois n’avoir qu’elle pour dénominateur commun: la musique et la littérature.
Evidemment, la musique et la littérature ne se rencontrent pas qu’autour des piliers de bars, et la notion de rime ne synthétise pas l’ensemble des liens qui existent entre ces deux domaines. Mais en donnant sa vision de ce que peut ou doit être le dialogue entre les arts et en suggérant que
ce dialogue peut trouver un fondement dans l’amour de la rime, Renaud dégage des idées intéressantes. Elles peuvent être un point de départ pour analyser les liens existant entre la musique et la littérature, et au-delà, entre la musique et d’autres formes d’art.


Car outre le fait que la musique française a traditionnellement fait la part belle à la poésie, des écrivains eux-mêmes ont fait dialoguer leurs textes avec des rythmes et des sons, quand ils n’ont pas tout simplement écrit directement des morceaux. Certains musiciens se sont aussi aventurés à écrire des poèmes ou des romans. Sans se cantonner aux exemples donnés par Renaud, ce sont ces personnages qui feront l’objet de ce premier dossier sur les liens entre musique et littérature.