Quiconque
s’est intéressé un tant soit peu à Melody Gardot connaît les
grands traits de son histoire. Celle qu’on qualifie volontiers de
nouvelle diva du jazz a un parcours bien connu. Un temps pianiste
dans des piano-bars, elle se fait percuter par une Jeep en 2003,
alors qu’elle fait du vélo à Philadelphie. Bilan : un an
d’alitement, et une rééducation par la musique. Elle apprend la
guitare, et se met à écrire des chansons douces, que ses sens
devenus facilement irritables peuvent supporter. Son premier album,
Worrisome Heart, est
prometteur. Le
suivant, My One And Only Thrill,
est éblouissant, et lui a ouvert les portes d’une gloire
internationale.
Melody
Gardot aurait pu arrêter sa carrière après ce deuxième album. On
aurait retenu d’elle une voix incroyable, une mélancolie à fleur
de peau, et un look pionnier. Hypersensible à la lumière, elle est
contrainte de porter des lunettes de soleil ; physiquement
fragile, elle s’appuie sur une canne. Elle pourrait avoir l’air
d’une vieille peau ; de fait elle est rayonnante. Mais
derrière son accoutrement de diva, on aurait surtout retenu que
Melody Gardot est une belle âme, torturée, créative et sensible.
Le documentaire « Melody Gardot,The Accidental Musician » dévoile
chez elle une redoutable intelligence musicale, et plus
fondamentalement, de la vie.
Mais
l’artiste ne s’est pas arrêtée là. Elle est revenue le mois
dernier avec un album (presque) tout à fait différent : The
Absence.
Si
Melody Gardot, comme elle le dit si bien, « voit
la musique en images dans sa tête »,
alors force est de constater que les couleurs ont changé depuis My
One And Only Thrill. « J’ai
laissé entrer la lumière »,
confie-t-elle au Parisien. Cette
lumière, c’est celle de la samba brésilienne (« Mira »,
« Iemanja »),
du tango argentin (« If I Tell YouI Love You »), du fado lisboète
(« Lisboa », « Se Voce Me Ama »). C’est aussi celle de
son nouveau producteur Heitor Pereira. Ces cultures, qu’elle
connaissait déjà un peu, Melody Gardot les a réellement
rencontrées au cours de ses tournées internationales, et elle a su
les marier audacieusement. Pas de doute en revanche, Melody Gardot a
toujours la même voix : elle susurre toujours ses paroles avec
retenue, tout en lâchant les chevaux quand il le faut (« Goodbye »)
et elle use toujours de cette sorte de scat si particulier qui
charmait déjà dans des morceaux tels que « Baby I’m A Fool » ou
« If The Stars Were Mine ». Pourtant,
quelque chose a changé. Dans My
One And Only Thrill, ses mots
enveloppaient l’auditeur dans une charmante mélancolie, souvent
consolidée par une orchestration symphonique. Dans The
Absence, à quelques exceptions près,
le ton, certes rarement joyeux, se fait pourtant plus sensuel.
L’orchestration y joue pour beaucoup, qui exotise la mélancolie de
Melody. La photo de l’album n’est pas non plus complètement
étrangère à cette sensation.
Et
pourtant, il y a de la continuité dans cette œuvre, au sens où The
Absence prolonge, sous certains
aspects, My One And Only Thrill. Car
si Melody Gardot propose un nouvel album, c’est qu’elle a quelque
chose à exprimer. Et chez elle, la musique vient nécessairement
d’une forme de souffrance. Il n’est plus question de son
accident : cette page est tournée. Gageons qu’il s’agit de
la souffrance liée à ses départs précipités de pays qu’elle
aime (la France, le Portugal, le Brésil en particulier), et,
toujours un peu, de souffrances amoureuses. Le titre de l’album,
The Absence,
correspond selon Melody Gardot, à une traduction du terme portugais
saudade
qui signifie à la fois absence et présence, souffrance et joie. On
comprend mieux sa nouvelle position musicale, entre ombre et lumière.
Globalement, Melody Gardot est passée d’un jazz mélodique et
mélancolique, à une world qui ne l’est pas moins. Quant à sa
poésie, toujours centrée sur une évocation de sentiments intimes
au travers des éléments naturels, elle a changé de référent :
les plages (« Mira »,
« Iemanja »), se
substituent aux étoiles (« If The
Stars Were Mine », « Les Etoiles »),
le soleil triste de Lisbonne (« Lisboa »,
« Amalia ») à la pluie
(« The Rain »)…
La
continuité est également palpable si on réécoute My
One And Only Thrill à la lumière de
The Absence. Déjà,
dans son opus mondialement acclamé, on pouvait sentir les influences
de la musique latine chez la belle, notamment dans « If
The Stars Were Mine ». Et si la
musique a changé, certains morceaux de The
Absence n’auraient pas choqué dans
My One And Only Thrill,
évoquant de façon similaire les méandres sentimentaux de Melody
Gardot (« So We Meet Again My Heartache » fait par exemple
penser à « Deep Within The Corner Of My Mind »). On remarque
également dans My One And Only Thrill
son goût pour la langue française (« Les
Etoiles »), qui se manifeste ici,
au milieu de son anglais natal et d’un portugais/espagnol charmant,
par quelques vers dans la chanson « Impossible Love ».
Alors
évidemment, cet album n’est pas parfait, et le tournant opéré
par Melody Gardot lui fera perdre quelques fans en cours de route. Le
manque d’énergie parfois ressenti est compensé par une évocation
des sentiments moins poignante que dans son précédent opus. Peut
être que ces sentiments sont aussi plus ambigus. La sincérité est
toujours là, mais la personnalité s’est complexifiée : en
prenant la lumière et en se diversifiant, Melody Gardot, toujours
très sensible pourtant, a brouillé les pistes. On entendra de-ci
de-là que Melody Gardot cède aux sirènes des exigences
commerciales. Je préfère croire que son succès vient, outre de sa
touche musicale unique, de sa sincérité. Le registre développé
dans My One And Only Thrill
aurait fait vendre longtemps. Melody Gardot a changé de vie, elle a
donc changé de musique, quitte à s’attirer les foudres des
puristes du jazz vocal, qui jugeront cet album sans intérêt. Sur
The Absence sa
musique n’est pas qu’un patchwork de Gilberto Gil, d’Amalia
Rodrigues, de Vanessa da Mata ou encore de Stan Getz. Puisant ses
inspirations dans ce qu’elle a vu et entendu, Melody Gardot s’est
approprié, parfois maladroitement certes, tout cet univers. Sa
couleur musicale et sa voix font le reste.
Pour
ma part, l’éclectisme de Melody Gardot, sa sensibilité affichée
et sa vision de la musique (qu’on comprendra mieux en regardant
« The Accidental Musician »)
m’ont conquis. The Absence, avec
ses qualités et ses défauts, aussi. Pour Melody Gardot, la
musique est une thérapie. Elle le sera donc aussi pour l’auditeur attentif.