jeudi 9 août 2012

Dossier "Au-delà de la mélodie, les mots (et réciproquement)": Partie II

"Boris Vian ça s'écrit à la trompette"


Alain Souchon a trouvé les mots, dans sa chanson Rive Gauche, pour désigner l’artiste. Qui était Boris Vian ? Pour ce qui touche à notre sujet, il suffirait de rappeler qu’il était romancier, poète, parolier, dramaturge, trompettiste, chanteur, chroniqueur. Il était aussi accessoirement centralien, « Transcendant Satrape » du collège de ‘Pataphysique et acteur. Un sacré touche-à-tout, dont l’œuvre ne peut être résumée. De même, les liens unissant Boris Vian au monde de la musique sont innombrables. Mais ici, il existe bien un élément central, un point focalisant toute l’attention musicale de Vian : le jazz. Cette obsession s’est manifestée dans son œuvre de bien des façons, souvent avec réussite.



« Êtes-vous arrangée par Duke Ellington ? »

            Le premier élément que l’on peut mettre au jour, le plus évident peut-être, est l’amour inconsidéré de Boris Vian pour Duke Ellington. Il suffit d’ouvrir L’Ecume des Jours pour s’en rendre compte. Le personnage principal, Colin, aime particulièrement le standard Chloé dans la version de Sir Duke, au point de demander à sa future femme du même prénom, la première fois qu’il la rencontre : « Êtes-vous arrangée par Duke Ellington ? ». Ce morceau est joué à leur mariage, et Colin le fait écouter à Chloé alors qu’il veille sur elle, mourant à petit feu d’un nénuphar dans la poitrine. Duke Ellington n’est certes pas la seule référence jazz de l’ouvrage, qui en contient quantité (parmi lesquelles se trouve le célèbre « pianocktail », invention digne du rang de «Satrape » de Vian), mais sa musique est définitivement la pierre angulaire du roman : les personnages sont inspirés de et par cette musique, qui accompagne presque chaque scène. De façon moins poétique, Vian a théorisé l’importance de Duke Ellington dans le monde du jazz, au sein de la chronique « Un demi siècle de Jazz », chronique destinée à la revue « La Parisienne ». Taclant allègrement les critiques de jazz qui selon lui ne peuvent s’empêcher d’élever chaque semaine un musicien différent au rang de légende et qui ne trouvent de satisfaction intellectuelle que dans des débats stériles, il ajoute pourtant : « Puisque vous voulez des génies quand même, Ellington domine toute la musique de jazz depuis qu’on enregistre. Il en est à la fois le résumé et l’extension. Il a marqué de sa personnalité plusieurs générations de musiciens et d’arrangeurs ». C’est dit.

Le Déserteur & Le Temps de Vivre

 

              

Si on ne connaît pas Vian par L’Ecume des Jours, on le connait bien souvent par Le Déserteur. Poème à l’origine, cette chanson est une critique calme mais ferme de la guerre d’Indochine. Publiée en 1954, l’année de Dien Bien Phû, elle a été mise en musique par Vian et Reggiani, et interprétée par de nombreux chanteur, son auteur en tête. Ce dernier s’est confronté à une absence de diffusion quasi-totale. Il faut dire qu’au-delà du format de la chanson, qui véhicule, de par son caractère épistolaire, une certaine émotion, l’attaque est  insolente : « S’il faut donner son sang/ Allez donner le vôtre / Vous êtes bon apôtre / Monsieur le Président / Si vous me poursuivez / Prévenez vos gendarmes / Que je n’aurai pas d’armes / Et qu’ils pourront tirer ».  

Mais Le Déserteur ne constitue pas la seule mise en musique des poèmes des Vian. A ce titre, Le Temps de Vivre (Juste le Temps de Vivre) est un exemple quelque peu différent. Car si Le Déserteur a connu une orchestration permettant d’associer une mélodie et un chant aux paroles, Le Temps de Vivre, dans la version de Philippe Clay, propose simplement un support musical à la récitation (on pense alors à Alain Bashung, et à sa version de Jamais d’autre que toi, de Robert Desnos, sur l’album L’Imprudence). Il est notable que les deux poèmes les plus célèbres de Vian, ces deux poèmes mis en musique, ont pour thème la désertion et le pacifisme. De là à croire que les poèmes et paroles de Vian sont axés sur ces seuls thèmes, il y a un pas qu’il ne faut pas franchir.

Boris Vian : chanteur

            
Car au-delà du fait que les poèmes de Vian ne se résument pas à des œuvres pacifistes (il a aussi écrit des poèmes simplement fulgurants de beauté, comme le sombre Je mourrai d’un cancer de la colonne vertébrale dans le recueil Je voudrais pas crever), les chansons qu’il a écrites touchent à un large panel de thèmes. Toutes orchestrées de façon jazz, elles sont souvent très drôles et portées par une façon de chanter très particulière : ni agréable, ni fausse, la voix de Vian pousse la mélodie comme elle peut, mais raconte de sacrées histoires.  Dans la Complainte du Progrès, il s’attaque avec ironie aux progrès incessants de son époque en inventant des instruments aux noms ahurissants (le « ratatine-ordure », « l’écorche poulet », « le canon à patates » entre autres). Dans J’suis snob, il se paie ceux qui « adorent l’odeur du crottin »,  « ne fréquentent que des baronnes aux noms comme des trombones » et « mangent du camembert à la petite cuillère ». Il regarde Magali Noël se faire « mettre des bleus plein les fesses », dans la célèbre et sulfureuse Fais-Moi Mal Johnny. Enfin, il se fait tout simplement tuer par sa femme à coups de rouleau à pâtisseries en revenant d’une soirée arrosée au « Beaujolais vrai de vrai » avec « Julot, son poteau » dans On n’est pas là pour se faire engueuler.  Dans leur grande majorité, les chansons de Boris Vian ne sont pas extraordinaires, mais elles sont suffisamment drôles et bien écrites pour être franchement appréciables. 

Vernon Sullivan et le retour aux sources du jazz

En 1946, Boris Vian publie J’Irai Cracher sur Vos Tombes sous le pseudonyme de Vernon Sullivan, dont il ne prétend être que le traducteur. Au fond, s’il y a bien un livre qui est intimement lié à la vie de Vian, c’est celui-ci. Car J’Irai Cracher sur Vos Tombes a fait vaciller son statut d’écrivain talentueux en créant rapidement une polémique énorme. Le livre est retrouvé sur le lit d’une jeune femme, Anne-Marie Masson que son compagnon Rougé vient d’étrangler. Dans le texte, deux jeunes femmes blanches, les sœurs Asquith sont tuées de façon analogue par Lee Anderson, un noir de peau blanche cherchant à venger la mort de son frère. Immédiatement considéré comme responsable du crime, Vian répond de façon cinglante dans Point de vue : « Je ne suis pas un assassin », ce sont les lecteurs qui sont responsables, pas l’auteur (une de ses grandes convictions, défendue dans d’autres textes). Mais J’Irai Cracher sur Vos Tombes est aussi lié à son destin personnel. C’est le 23 juin, 1959, lors de la première projection de l’adaptation cinématographique de Michel Gast, à laquelle Vian était farouchement opposée, que ce dernier s’effondre, victime d’une crise cardiaque. Il décède le jour-même, à l’âge de quarante ans. 

                                                  

Faut-il alors s’étonner que ce texte, qui a pris une place si importante dans sa carrière et sa vie, ait un lien avec le monde du jazz, qui fut sa grande passion ? Faut-il aussi s’étonner, devant le sérieux et la violence du roman, inégalés dans le reste de son œuvre, que ce lien ne passe pas par la mélodie, mais par l’évocation des origines du jazz ? Car, comme il le rappelle dans Un demi-siècle de jazz, ce qui caractérise le jazz, ce n’est pas le swing, notion abstraite ressentie de façon différente par chacun, mais la « tradition noire, et tradition noire américaine ». Le jazz, c’est la revanche pacifique sur l’oppression caucasienne, le pendant apaisé de la violence de J’Irai Cracher sur Vos Tombes. Le lien entre ce livre et le jazz, c’est celui d’ « une minorité un peu secrète comme toutes les minorités brimées », qui « ne va pas livrer ses mystères au premier venu ». Peut-être est-ce là un autre lien qui existe entre l’œuvre littéraire et la passion musicale de Boris Vian : la conscience des origines d’un mouvement bien plus que musical, le jazz. Vian, par ses mots et ses notes, lui a fait honneur.

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